Programme : Jeunesse, genèse. Maîtres et condisciples - par Yves Krier

Toute l’enfance de Messiaen est baignée de culture et de poésie, ainsi que de cette foi inaltérable, forte et elle aussi cultivée, dont le compositeur disait qu’il « était né avec ». Cet ensemble, lié à des dons constamment développés grâce à l’appui des parents, est un bon terreau pour comprendre la puissante personnalité de l’organiste de la Trinité.

Si la poésie est présente pendant même la gestation du futur bébé Olivier, à travers la composition par Cécile Sauvage de L’âme en bourgeon, elle continua a être présente, tant dans la famille que dans la vie du compositeur. En effet, son frère Alain fut également poète, son père, comme nous l’avons vu, a passé une partie de sa vie à traduire Shakespeare[1], et Olivier Messiaen lui-même, non seulement a développé un langage littéraire non dénué de charme ou de force poétique (en particulier quand il « commente » ses oeuvres religieuses) mais surtout a écrit la plupart des textes qu’il a mis en musique (y compris ceux de son opéra !). Il est également amusant de constater que, lorsqu’il fit le discours d’intronisation de Iannis Xenakis à l’Institut, il détourna Tombeau d’Edgar Poe, de Stéphane Mallarmé, pour tourner une partie de son « compliment ».

Plusieurs fois au long de sa vie, Olivier Messiaen tenta de faire rééditer les poèmes de sa mère, et il mit du temps à obtenir gain de cause. Un fait peu connu de sa biographie réside dans l’enregistrement d’improvisations sur des poèmes de Cécile Sauvage : il semble qu’effectivement le disque soit resté assez confidentiel[2]. Et, sans doute par pudeur, n’utilisera-t-il que quelques mots de sa mère, pour l’une des Mélodies composées en 1930 [3].

Si la culture musicale de Messiaen était immense, et donc ses références également, il est intéressant de se pencher sur les personnalités musicales du XXe siècle desquelles il se sent proche, en particulier en tant qu’organiste[4]. Ainsi, lorsque Claude Samuel, dans ses entretiens de 1967[5], lui demande quelles sont à son avis les personnalités les plus marquantes de l’école française d’orgue du XXe siècle, Messiaen, une fois l’hommage au virtuose Marcel Dupré effectué, cite chaleureusement Jehan Alain et Charles Tournemire. Du premier, plus jeune de trois ans, et qu’il n’a rencontré qu’une fois (lors d’un concert où chacun jouait ses compositions) il constate : « Sans nous connaître vraiment, nous avons suivi à peu près les mêmes voies ». Cette affirmation peut surprendre quand on connaît les oeuvres des deux compositeurs, mais elle est en fait tout à fait vraie sur le fond : outre que tous les deux avaient la « foi du charbonnier » et ruaient dans les brancards de l’ « établi », tous les deux étaient conscients des immenses potentialités rythmiques que recelaient le chant grégorien...et les musiques extra-européennes (Jehan Alain était également féru de culture hindoue). Si les esthétiques des deux musiciens diffèrent nettement, cela n’empêche pas des points de départ et de réflexion concordants. D’autres éléments les rapprochent, comme cette liberté harmonique qui fait cohabiter accords classiques (comme ces successions d’accords parfaits de différentes tonalités que l’on trouve fréquemment chez Jehan Alain[6], et également, par exemple, dans l’ Apparition de l’Eglise éternelle[7] de Messiaen), avec des éléments de modalité, et des dissonances très recherchées.

En ce qui concerne Tournemire, les rapports sont différents. Tout d’abord, Charles Tournemire (1870 -1939) est largement d’une génération précédant celle de Messiaen, et donc, dans l’esprit de celui-ci, plus un maître qu’un disciple. Ensuite, les deux hommes se sont connus et appréciés, Tournemire étant l’une des personnalités ayant oeuvré pour que Messiaen devienne titulaire de l’orgue de la Trinité après le décès du précédent organiste. Par ailleurs, Messiaen ne pouvait qu’être frappé (et sans doute influencé) par les nouveautés mises en oeuvre par Tournemire, grand coloriste de l’orgue lui aussi, et surtout auteur d’une « somme » musicale écrite pour orgue à partir des thèmes grégoriens de toute l’année liturgique : L’orgue Mystique[8]

En 1936, Messiaen, après avoir rencontré André Jolivet[9], dont il admirait les oeuvres, fonde avec lui et deux autres compositeurs, Daniel-Lesur[10] et Yves Baudrier, le groupe Jeune France. Comme beaucoup d’autres « groupements » de compositeurs, celui-ci était uni par la camaraderie et quelques idées communes (retour à un humanisme musical, rejet du néo-classicisme), mais guère par l’esthétique. Quelques concerts, dans lesquels le groupe ne se contentait pas de jouer les oeuvres des membres, mais aussi d’autres créations, eurent un retentissement réel dans la vie musicale d’avant-guerre.

Et, comme souvent dans le cas de ces groupements de compositeurs, la postérité n’en a retenu qu’une partie (en l’occurrence Messiaen et Jolivet), pour n’envisager un autre que marginalement (Daniel-Lesur) et oublier le dernier...



[1] Il est également l’auteur, à côté d’essais sur Villon et le théâtre élisabéthain, d’un livre de souvenirs et réflexions, Images, écrit de 1940 à 1942. Ce livre est plein d’enseignements sur la personnalité de ce père, très fortement marqué par la religion catholique et le patriotisme, et qui, en plus de trois cents pages, ne fait que des allusions extrêmement rares et courtes sur ses fils !

[2] Les Estivales renouent donc avec cet aspect original de la création poético-musicale, avec le concert n°4, consacré à des improvisations autour des poèmes de Gilles Baudry.

[3] Daniel-Lesur, l’un de ses condisciples du groupe Jeune France, écrivit, lui, une très belle mélodie sur un poème de Cécile Sauvage (jouée au concert 5)

[4] Est-il besoin de préciser qu’Olivier Messiaen avait une grande admiration pour Debussy et Stravinsky ?

[5] Claude SAMUEL. Entretiens avec Olivier Messiaen. Paris, Belfond, 1967, p.143

[6] Par exemple Première Fantaisie, concert 1

[7] Concert 6

[8] Nombreuses pièces au concert 3. Autres oeuvres de Tournemire aux concerts 5 et 6.

[9] Concert 1

[10] Concert 5